Joseph & David Nahmias - Alexandrie, mémoires mêlées

Joseph et David Nahmias - « Alexandrie, mémoires mêlées ».
190 pages - éditions l’Harmattan
Joseph Nahmias est né à Alexandrie en 1914. David, son fils, en 1950.
La famille Nahmias y a vécu jusqu’en 1957, année où elle fut happée
par le flot des expulsés qui l’a finalement conduite dans la région
parisienne.
David n’a d’Alexandrie que la mémoire d’un enfant de 7 ans,
c'est-à-dire, selon lui, pas grand-chose d’autre que des images
diffuses ou des perceptions fugitives. S’il n’a jamais éprouvé la
douloureuse nostalgie de ses aînés, il n’en est pas moins le
dépositaire de leurs souvenirs pour les avoir entendus. Joseph, en
revanche a emporté avec lui son passé alexandrin. Il a méticuleusement
consigné dans des cahiers d’écolier ou des pages dactylographiées des
listes de noms propres, de lieux ainsi que de nombreuses anecdotes.
L’une après l’autre, David nous rapporte intactes les chroniques
précieuses de son père, chacune sertie dans l’expression de sa
sensibilité de fils.
« Mémoires mêlées » car la restitution des écrits du père provoquent
chez le fils la résurgence de ses propres souvenirs et l’émergence de
réflexions qui sont autant d’entrées en matière ou de post-face
accompagnant le lecteur dans l’intimité quotidienne de leur
Alexandrie. «(…)on finit toujours par parler d’une ville comme d’une
femme (…)».
On ne trouvera dans le livre ni pathos ni larmoiement, mais un
portrait vivant d’Alexandrie qui s’étend du début du 20ème siècle à la
fin des années 50. Une trentaine de récits se succèdent sans
chronologie particulière car la mémoire ne connaît pas cette règle
lorsqu’elle force le souvenir de tel événement, tel lieux ou de tel
visage :
« Dès que je prends la plume, dès que je me trouve devant la page
blanche, elle devient cet écran sur lequel défilent mes images
d’Alexandrie, film ininterrompu, avec ses acteurs, les Alexandrins et
le grand théâtre de ses rues… ce n’est pas une histoire qui me vient
en mémoire, mais une infinité d’anecdotes que je tente en vain de
rassembler en une unité cohérente… »
Joseph Nahmias s’amuse avec tendresse du melting pot de la société
égyptienne. Elève au collège du Sacré Cœur, il évoque un improbable
cours de poésie rassemblant dans une même classe ses camarades issus
d’au moins sept origines et religions différentes. Et chacun de
réciter avec son fort accent grec, syrien, arménien les vers chantant…
les collines boisées d’une France bien exotique.
Le français dans lequel s’exprime Joseph Nahmias est certainement le
résultat de l’éducation qu’il a reçue des frères du Collège du Sacré
Cœur. Son écriture est élégante et raffinée. Subtile aussi est le
procédé employé par David pour insérer dans les textes de son père ses
propres souvenirs ou d’importantes références contextuelles. Il le
fait avec une harmonie de style que, sans des repères visuels de mise
en page, on ne saurait distinguer ce qui procède de la plume du père
ou du fils.
Alexandrie, c’est d’abord la mer et ses plages, Sidi Bishr, Ras el
Tin, Stanley, Chatby… Eskendereya se révèle aussi par la simple
lecture du nom de ses rues et des ses quartiers qui sont le cadre des
récits rapportés par l’auteur. On a plaisir à s’entendre prononcer :
Moharram Bey, Mohammed Ali, Haret el Baatarieh, Souk El Kheit...
Ces lieux baignés de lumière résonnent de l’appel du vendeur d’eau, ou
de robabekia, du chant des sa’îdis rythmant, pour se donner du
courage, leur travaux de force sur les chantiers de construction qui
les emploient.
Des personnages hauts en couleur viennent animer des histoires où le
cocasse épouse parfois le pathétique. Ainsi les agissements des sœurs
Raya et Sekina qui, façon Mille et une nuit, nous jouent un succédané
d’ Arsenic et Vieilles Dentelles. A ne pas manquer, l’incroyable
journée de Habib Eshkenazi, rescapé miraculeux d’une foule déchaînée
d’émeutiers xénophobes.
Au-delà de ces histoires savoureuses, le lecteur apprendra juste ce
qu’il est en droit de connaître de la famille Nahmias et des tragédies
insignifiantes d’une vie quotidienne heureuse. Avec pudeur, l’écriture
de David Nahmias nous fait voir le film du départ, de l’installation
de la famille dans une nouvelle vie, puis le terne quotidien de l’exil
que vient parfois réchauffer une étincelle d’Egypte à la faveur d’une
retrouvaille ou d’une carte postale .
« Alexandrie, mémoires mêlées » est un de ces livres rares dont on
retarde à dessein le moment de tourner la dernière page.
Didier Frenkel - Janvier06
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