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Témoignage sur la Goutte de
lait
Je m’appelle Monique Jehiel, née au Caire en
1936, à Garden City, un des plus beaux quartiers de la ville.
Mes parents étaient italiens du côté de ma mère, espagnols et
français du coté de mon père, tous venus des bords de la
Méditerranée. J’ai fait mes études au Lycée Franco-egyptien de
Zamalek jusqu’au brevet puis au Lycée français du Caire à Bab El
Louk où j’ai passé mon bac. Aujourd’hui, je suis citoyenne
américaine et je vis dans le Michigan.
Toute petite, j’ai participé avec ma grand-mère
Clementine Benaroio à la distribution des pains à l’entrée du
refectoire de La Goutte de lait. Ma grand-mère m’en a souvent
raconté l’histoire parce que mon grand-père, Isaac Benaroio, est
mort alors que je n’avais que deux ans.
Il y avait une école juive dans un quartier du
Caire appelé Abbasseya. Les juifs pauvres et très pauvres y
apprenaient l’hébreu, le français, l’anglais et la religion. Un
jour, mon grand-père est allé visiter cette école et il a
remarqué que beaucoup d’élèves étaient très pâles et semblaient
très faibles. Un des professeurs lui a dit que parfois il y en
avait qui s’évanouissaient parce qu’ils n’avaient rien mangé
chez eux avant d’aller en classe. Mon grand-père en a été très
ému. En sortant de l’école, il alla dans le café d’en face et
demanda au propriétaire de donner à chaque enfant de l’école de
la communauté un verre de lait et une miche de pain avant
d’entrer en classe, et cela sur son compte. Il fit cela pendant
plusieurs mois et de là naquit l’idée de la Goutte de lait.
Un jour, il acheta un grand terrain au centre
ville du Caire, rue Soliman Pacha, aujourd’hui rue Talaat Harb.
Il fit construire une grande école pouvant contenir tous les
juifs orphelins de la capitale. Il y en avait quatre cents.
Après avoir construit l’école, il eut besoin d’aide financière
car cette école faite pour les très pauvres était totalement
gratuite et procurait aux enfants petit déjeuner, déjeuner,
vêtements, chaussures et materiel scolaire le tout gratuitement.
Un uniforme bleu fut convenu pour que les enfants soient tous
bien habillés et de la même manière.
Tous les juifs riches de la région répondirent
généreusement à l’appel à contribution. La Goutte de lait alla
de l’avant pendant des années et des années. Plus tard le
traitement médical leur fut administré gratuitement. Le Dr. Nino
Battino Viterbo, oto rhino, opérait les enfants des amygdales
dans le dispensaire de la Goutte de lait. Après l’opération il
leur mettait autour du cou un demi pneu de bicyclette rempli de
glace pilée et les envoyait chez eux. Le dentiste visitait
l’école et soignait les enfants qui en avaient besoin, une fois
par semaine. Le médecin pathologiste et l’occuliste, le Dr.
Licha faisaient de même.
La Goutte de lait était une très bonne école où
l’on enseignait l’hébreu, le français et l’anglais jusqu’ă la
fin des classes élémentaires. La directrice Mme Alice Galanti en
prenait le plus grand soin. Ma grand-mère, Clémentine Benaroio,
fut la présidente après le décès de mon grand-père. Elle y
allait chaque jour s’en occuper entre dix heures du matin et
deux heures de l’après-midi. Avant l’âge de six ans, j’y allais
chaque jour avec elle. Plus tard avec l’école, j’y allais les
jours de conge et je distribuais avec ma grand-mère, le pain aux
enfants à l’entrée du réfectoire. Là, après la prière
traditionnelle, une soupe leur était servie ainsi que du riz et
des légumes. Quand il y avait une commémoration, on leur servait
de la viande et des gâteaux. Les gens venaient commémorer leurs
morts et apporter un peu de joie à ces enfants démunis.
Le trésorier de la Goutte de lait, M. Enrico
Nahum, a voulu y célébrer son mariage pour partager son bonheur
avec les enfants de l’école. Ce jour-là, il commanda à un
restaurant des pigeons farcis et un diner sophistiqué pour tous
ces enfants qui n’auraient jamais goûté à ces mets si ce n’était
pour cette occasion. Il arriva avec la mariée habillée en
mariée, lui-même en smoking, et la cérémonie eût lieu dans la
joie générale pour tous les enfants.
Après avoir fini l’école élémentaire, les bons
élèves, filles et garcons, étaient transférés au Lycée français
du Caire où ils terminaient leurs études jusqu’au bac
(sponsorisées par la Goutte de lait). D’autres, selon leurs
qualifications, étaient transférés à L’ “instituto salesiano di
Don Bosco”, une école italienne pour arts et métiers, à Boulac.
On y apprenait la mécanique, l’éléctricité, la plomberie, la
soudure à l’oxygène, etc. Tout ce qui pouvait les aider à se
prendre en charge dans la vie. La Goutte de lait procurait aux
filles une machine à coudre, une machine à écrire pour les
garcons, et leur apprenait à les utiliser.
Une fois l’an, on donnait dans la cour de la
Goutte de lait, une grande fête et à la fin on faisait une
tombola avec tous les numéros gagnants. Pour avoir un numéro, il
fallait acheter un carnet qui coûtait une livre egyptienne. Avec
ce numéro, on gagnait un naperon brodé main par ma grand-mère,
les amies de ma grand-mère qui se réunissaient chez elle chaque
lundi après-midi pour broder ensemble, bavarder et emporter le
travail à remettre la semaine d’après. Ces après-midi du lundi,
nous brodions ensemble tout en buvant du thé et en dégustant des
salaisons et des petits fours commandés chez le
pâtissier-chocolatier, Groppi sis Place Soliman Pacha.
Parmi les amies de ma grand-mère, pour autant que
je m’en souvienne, il y avait Mme Nessim, Mme Adereth, Mme
Hakim, Mme Abraham Sapriel qui était aussi la filleule de ma
mère. Ma grand’tante, Jeanne Benaroio, venait souvent se joindre
à nous et il y avait bien sûr, ma tante, Lydia Mendel et ma
mère, Emma Jehiel. J’ai participé aussi avec ma grand’mère à
couper les tabliers des enfants de la Goutte de lait. On mettait
le tissu sur les patrons. On coupait et on envoyait les pièces à
l’atelier de la Goutte de lait où elles étaient rassemblées à
la machine et terminées.
Après la mort de ma grand-mère, mon père, Maurice
Jehiel, fut élu à l’unanimité président de la Goutte de lait. Il
en a bien assumé la responsabilité étant un homme de droit et
d’une grande générosité. Max Mendel, le mari de ma tante Lydia,
en a pris la relève à la mort de mon père. Malheureusement, dans
les années 50, la Goutte de lait fut confisquée par la
révolution.
Ce récit de ma famille et de notre communauté
s’adresse à nos enfants, petits enfants, à la communauté
entière, mais surtout aux élèves de la Goutte de lait qui ont
fait leur chemin de par le monde, dans divers pays. Où qu’ils
soient, leur réussite témoigne de de la solidarité de la
communauté et du mérite personnel de chacun. Ils se sont
affirmés par leur travail et leurs efforts et ont surmonté les
obstacles de la situation défavorisée où ils se trouvaient à
l’époque. A tous, ainsi qu’à leurs enfants, j’adresse ce
témoignage amical, mon souvenir affectueux et mon amour.
Monique Jehiel -18 décembre 2007 |