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Quelques souvenirs du lycée Français du Caire

 par Midhat Gazalé(c)


Notre Lycée est situé au centre du quartier de Bab el Louk, que l’on surnomme quelquefois Babel Look, tant sont diverses les nationalités des écoles qui s’y trouvent concentrées. L’Université Américaine du Caire, l’AUC, jouxte le lycée Français, tous deux à quelques pas du Collège des Frères, des écoles italiennes , allemandes ,grecques ,etc ... Étrangement, nous ne frayons pas beaucoup avec nos voisins de l’AUC. Nos équipes de basket sont rivales depuis la nuit des temps, remportant chacune à son tour la coupe annuelle que se disputent les écoles étrangères.

A l’exception des professeurs de langue arabe, tout le monde, enseignants et élèves, s’exprime en français. Madame Escalère, notre professeur principal, a été nommée par la Mission Laïque Française[1] <#_ftn1> et  ne parle pas un mot d’arabe. Je ne puis communiquer avec elle que grâce au truchement de mes nouveaux petits camarades. N’était-ce  son inflexible ténacité, le petit Egyptien que je suis n’aurait jamais franchi le fossé qui les sépare du microcosme francophone. Lorsqu’il m’arrive de repenser à mes professeurs, le premier nom qui me vient à l’esprit est celui de Madame Escalère. Quelle chance, me disais-je, de parler deux langues à la fois; celle de ma mère et celle de Madame Escalère!

Mon meilleur ami Robert Farhi et moi avons à peine treize ans lorsque nous découvrons que nous sommes tous deux secrètement amoureux de Madame Moulin, notre professeur d’histoire.  Elle s’appelle Germaine, un prénom quelque peu désuet de nos jours. Considérant que nous sommes inséparables, Robert et moi n’avons d’autre issue que de partager Madame Moulin au sein d’une fraternité secrète qui s’appellera GRV, nos trois initiales accolées[2].  Chaque fois que nous nous serrons la main, nous échangeons la formule magique « GRV! » à la manière des chevaliers du Moyen-âge qui peuplent nos livres d’histoire. C’est Madame Moulin qui nous enseigne les premiers rudiments d’histoire d’Egypte, objet de sa passion et bientôt la nôtre, et c’est à elle que je dois de connaître l’histoire de mon pays.

Nous craignons par dessus tout les interrogations orales de Monsieur Marie, notre redoutable prof. de maths. De son écriture ronde et régulière,  il rédige au tableau noir l’énoncé  d’un problème, puis procède à l’appel des élèves par ordre alphabétique en commençant par Alphandary. Nous montons à tour de rôle au tableau comme on monte à l’échafaud, puis, nous saisissant de la craie d’un air faussement inspiré, traçons au hasard quelques x au carré et autres racines de y dans l’espoir que nos élucubrations nous éviteront  le zéro fatidique.

L’élégant Chalem, au costume Prince de Galles impeccablement coupé et aux chaussures importées à semelles de crêpe, ne nourrit aucune ambition mathématique. A l’appel de son nom, il rassemble ses affaires, se lève tranquillement et quitte la classe en direction de la permanence, évitant à Monsieur Marie l’effort de l’expulser selon un rituel immuable qui nous emplit chaque fois d’admiration devant l’indépendance d’esprit de Chalem.

Monsieur David est petit, gras et chauve. N’ayant pu se qualifier pour l’enseignement, il n’est que surveillant. En permanence, il donne libre cours à son inclination pédagogique contrariée et exprime ses talents de moraliste, assenant à l’auditoire captif son système invariant de métaphores : Une seule orange pourrie suffit à pourrir tout un panier, etc, etc...

Notre cher professeur d’Arabe El-Etr (qui signifie arôme) est tellement myope qu’il lui faut quasiment appliquer le livre de poèmes contre ses épaisses lunettes. Il nous oblige à apprendre par cœur de nombreux textes d’Arabe littéraire, une langue difficile d’accès. Pendant la récréation qui précède le cours de l’Ostaz, l’un d’entre nous se faufile dans la classe vide et rédige le texte en petits caractères sur le tableau noir. Lorsqu’il nous interroge, il nous suffit de monter au tableau et de lire le texte à haute voix, faisant mine de trébucher sur un mot jusqu’ici inconnu, et Dieu sait que leur nombre est infini.

La Princesse Maria Wolkonskaia, notre premier professeur d’anglais, appartient à la famille du Tsar et se fait simplement appeler Madame Wolkonski. Elle porte en permanence des vêtements de deuil noirs et ne se départit jamais du turban de la même couleur qui enserre une perruque couleur de feu. C’est de Madame Wolkonski que j’apprends mes premiers mots d’anglais, et c’est à sa patience que je dois d’avoir perdu l’accent égyptien, fut-ce au bénéfice du russe.

Monsieur Stoloff, un russe qui exige qu’on l’appelle maître, est professeur de dessin. Il est petit et massif, et ne se départit jamais de l’immense lavallière flétrie par les ans. Les notes de dessin ne pèsent pas lourd dans le classement général, ce qui a pour effet de vider le cours d’une bonne moitié des élèves sans affecter le moins du monde le maître, toujours occupé à apporter la dernière touche au portait à l’huile de Monsieur Gossart, notre proviseur. De temps à autre, il crie très fort à qui veut l’entendre « Li Dissin s’adrresse à l’inn-telligence », toujours suivi de son corollaire immédiat selon lequel aucun d’entre nous n’arriverait jamais à rien.

Au cours de la grande récréation de dix heures, qui dure une pleine demi-heure, nous jouons à soldats-voleurs. Au centre de la cour, nos chefs incontestés Mohamed Aboul Ela et Robert Farhi, le plus rapide à la course et champion scolaire de saut en hauteur, sont tantôt voleurs tantôt soldats, et choisissent chacun à leur tour les membres de leurs équipes respectives. A peine les camps formés et les stratégies arrêtées, la cloche se remet à sonner mettant fin à la récréation. Demain matin, il faudra tout recommencer...

Le Lycée est divisé en deux compartiments étanches, celui des garçons et celui des filles, séparés par la barre des amphis de physique-chimie. Le laboratoire est le seul endroit d’où nous pouvons entrevoir la cour où s’ébattent les jeunes filles en fleur sur la vertu desquelles Madame Monteil, surnommée la didi, veille jalousement. Le Petit Lycée, qui va du jardin d’enfants à la neuvième, est douillettement niché au creux du Lycée des filles. Tel un accouchement, entrer en huitième consacre le passage de la condition d’enfant à celle de garçon.

Lorsqu’ Edouard Herriot rend visite à notre lycée, il y reçoit un accueil sans précédent. Nous sommes au garde-à-vous en rangs par deux, les petits devant et les grands derrière.  Chaque classe est soigneusement alignée derrière son porteur de fanion en forme d’écusson frappé du sigle MLF sur fond tricolore. c’est avec beaucoup d’émotion que je lui rends hommage aujourd’hui, et à travers lui à la Mission Laïque Française, grâce à qui cette belle culture empreinte d’humanisme et de tolérance est devenue la nôtre.


[1] La Mission Laïque Française, MLF, est un organisme fondé en 1902 par des membres de l’Alliance Française, elle même fondée en 1883 à l’initiative d’enseignants issus de l’Ecole Normale Supérieure de Saint-Cloud, afin de prodiguer un enseignement Français aux « indigènes » dans le respect de leur culture.  Edouard Herriot en sera Vice-Président puis Président de 1914 à 1954. Secrétaire Général de la MLF de 1906 à 1949, Edmond Besnard dut faire face aux perquisitions allemandes à son domicile en 1943, au cours desquelles une partie des archives de la Mission furent hélas dérobées.

[2] Jusqu’en sixième, les professeurs m’appelleront Victor, qui leur paraît sans doute plus facile à retenir que Midhat!

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